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Trois semaines. Cela va faire trois semaines que j’ai rencontré Jager pour la première fois, que je me suis laissé aller avec lui malgré nos différences. Si je pensais que cette rencontre serait lambda, qu’il ne signifierait rien pour moi, je crois que je me suis fourvoyé. J’ai passé des jours à me persuader qu’il n’était personne, pour au final me rendre compte que mes pensées tournaient régulièrement autour de lui. Bon sang, Nero, te voilà dans de beaux draps.
Les missions confiées par les Dohva ont été un peu trop prenantes à mon goût, ne me laissant pas un instant de répit. C’est peut-être pour ça que je n’ai pas vu le temps passer, que je repousse depuis si longtemps le moment de rappeler Jager. Peut-être pour ça aussi que j’ai autant cherché à me rassurer sur ce point, sur cette idée qui ne quitte pourtant pas mon esprit: le petit Rhiat serait différent, le genre de type que je recherche en somme. Quelqu’un qui me permettrait de m’émanciper de ce rôle qui me colle à la peau depuis des années.
C’est difficile de reprendre contact avec qui que ce soit, après trois semaines de silence radio. Difficile de trouver les mots. Faut-il faire comme si de rien n’était? Sortir le grand jeu, en espérant ne pas avoir été oublié? S’excuser ou faire l’autruche? J’opte pour la solution qui me convient le mieux: ne rien dire, agir comme si nous nous étions quittés hier, et lui proposer un rendez-vous.
J’ai l’impression de le surprendre lorsque je l’appelle enfin ce soir-là, pour lui demander de me rejoindre au bord du lac. Il sait déjà où je souhaite me rendre; à l’endroit même où nous nous sommes quittés la dernière fois, lorsque l’appel de mon frère a coupé court à nos activités. Je ne peux le voir à l’intérieur du Dôme, et il connaît déjà les lieux, ce qui est donc parfait pour nous deux. Un bon compromis, pour mettre les choses au clair et passer du bon temps ensemble. Ah…si seulement les choses pouvaient être plus simples!
Le soleil est couché depuis suffisamment longtemps maintenant, mais la chaleur estivale ne semble pas vouloir retomber. Vêtu d’un simple T-shirt noir et d’un jean de la même couleur - à croire que je ne possède effectivement que ça dans ma garde-robe - j’enfourche ma moto direction le lac. J’ai profité de mon indisponibilité pour vérifier la vue du côté du Dôme, et m’assurer d’une chose: que personne ne parvienne à distinguer ma silhouette de l’autre côté de la rive. L’avantage d’avoir une protection contre les humains, c’est que ladite protection offre également un écran de fumée derrière lequel se cacher si besoin.
Je suis en avance à notre rendez-vous, et je commence à appréhender. Va-t-il se pointer? Il ne semblait pas contre au voxoneo, mais qui sait…peut-être a-t-il changé d’avis? A-t-il parlé de notre entrevue à quelqu’un d’autre? Dans ma précipitation, j’ai oublié de lui faire promettre de ne rien dévoiler. Ou peut-être l’ai-je fait, un peu plus tôt? Ah, je n’en sais foutrement rien! Épris de liberté, j’ai oublié les bases de la sécurité. Je fais les cent pas, mains derrière le dos et regard rivé sur le sol, la crainte montant d’un cran à chaque minute qui passe. Bon sang, mais que fait-il? Il est…ah, il n’est pas encore l’heure. C’est ma faute. Je suis bien trop en avance. Peut-être était-ce une mauvaise idée. Je ne devrais pas le revoir…laisser cette soirée hors du temps derrière moi, avancer en oubliant ce visage, cette voix, ces lèvres si douces. Non, je ne peux pas! Je ne peux pas le laisser fuir. Je dois le garder près de moi. Je dois…oui, je dois le revoir. Encore et encore. Mais ce n’est pas parce que je me suis attaché à lui, loin de là! C’est juste…qu’il me donne cette liberté dont je rêve depuis si longtemps. Il n’est pas bien différent des autres qui sont passés avant lui. Non…il n’est en rien semblable, en réalité. Non! Je ne dois pas penser ainsi. Je dois le garder dans le même panier, ne pas le hisser plus haut sur la pile de ceux qui ont partagé un moment éphémère dans ma vie bien trop remplie.
Le bruit d’un moteur se fait entendre non loin, et l’appréhension monte encore. Est-ce réellement lui? La voiture s’approche, et je reconnais cette marque, cette couleur. Il est là. Seul? Oui, seul. Est-ce une bonne chose? Pour moi, certainement, mais pour lui…ah, j’en sais rien. Je commence à devenir fou, c’est du moins l’impression que j’en ai. Si mon visage reste impassible, mon dos droit et mes mains désormais dans les poches, à l’intérieur, c’est un véritable cyclone.
“Tu es là.”
Evidemment. Il n’allait pas me poser un lapin, hein? Je ne suis pas n’importe qui, après tout! Je suis un Caelum, putain! La famille la plus influente de la Communauté, celle qui commence à sérieusement s’étendre hors du Dôme sans que personne n’ose freiner son avancée. On ne peut pas me dire non, ni me traiter comme le dernier des domestiques!
“Ca fait longtemps.”
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Si seulement il avait plus d'amour propre. C'est bien là tout le problème de Lucius : Un manque cruel d'égo. Certains argumenteraient en disant que c'est sa plus grande qualité. Qu'en manquant d'égoïsme, il est donc une bonne personne: un garçon empathique et désintéressé. Mais ça le rend mollasson, Jager. Sans doute que n'importe qui d'autre aurait dit à Nero d'aller se faire voir en revenant trois semaines plus tard, sans avoir donné de signe de vie entre temps. Mais pas lui. Est-ce parce qu'il a besoin de réponses ? Probablement. Mais il est libre, ce soir. Dire qu'il ne veut pas venir serait mentir, parce que depuis ce baiser échangé, qui l'a laissé perturbé, dès qu'une livraison était prévue chez les Dohva... On a pu voir Jäger bomb à l'action derrière le volant du van de l'entreprise. Livreur de fleurs qui redevient un coureur de Rhiat, à 150kmh en ville pour vite retrouver le palais. Dans l'espoir de l'y revoir, pour lui demander si c'était bien ce qu'il pensait ce baiser. Oh, Lysandre lui a dit que c'était un date, que c'était certainement pas une tradition quelconque. Mais Lucius veut en être bien certain. Pour une fois, il veut bien faire un effort pour comprendre les choses. Parce qu'il s'est peut-être fourvoyé pendant des années, peut-être qu'il n'aime pas que les femmes, peut-être qu'il devrait essayer autre chose pour être sur et certain de ce qu'il apprécie.
En n'étant personne, Lucius est relativement ouvert à la chose. Qu'importe qui aime qui, tant qu'il y a de l'amour. Le taux de fertilité de la communauté magique est certes bas, mais ça ne change pas grand chose si quelqu'un est homosexuel : parce que c'est pas certain qu'iel arriverait à procréé quoi qu'il arrive. Puis, y en a qui n'ont pas envie d'avoir de gamins. Un peu comme lui, ce qui l'a conduit à une rupture avec Dove son exe copine. Elle les imaginais déjà tous les deux dans un SUV familial avec trois gamins à l'arrière. Pas lui. Certainement pas. Jager n'a pas envie d'en avoir trois comme lui, qui se chamaillent derrière son dos pour savoir quand est-ce qu'on arrive. Même un seul, en réalité, ce serait déjà compliqué. S'il n'en voulait déjà pas en 2020, maintenant il est totalement certain qu'il ne faut pas qu'il en ait. La tragédie, il est convaincu que c'est héréditaire. C'est ce qui a emporté son père indirectement et lui est tombé malade par la suite. Impossible de se sentir serin en pensant qu'il condamnerait une autre personne au même destin, à cause d'une mauvaise génétique.
Les clefs sur le contact, le lac pour objectif. La nuit est tombée et comme à son habitude, le Rhiat a donc retiré quelques couches de vêtements. Plus à l'aise dans l'obscurité qui ne risque pas de le brûler contrairement à la lumière de l'astre solaire. Un short et un tee shirt, les cheveux encore humides de sa douche lorsqu'il se gare au point de rendez-vous. C'est qu'il est rapide, sur la route. Surtout quand c'est avec sa Ferrari. Celle que l'on reconnaît dans la communauté, F40 Blanche différente des modèles de cette marque habituellement rouges. Les mains dans les poches, l'Américain s'approche avec prudence de l'autre. Pas parce qu'il a peur, mais plutôt parce qu'il ne sait pas quoi dire ni comment agir.
« Trois semaines à peu près. »
Oh, ça sonne comme un reproche. Lui se défendrait en disant que c'était juste un constat, mais en réalité, il le pense tout de même. Trois semaines à mariner dans son coin et à se poser environ un milliard de questions sur Nero, sur lui-même, sur eux.
« J'ai des bières dans la voiture, t'en veux une ? »
Stratagème qu'il a prévu d'avance, un pack encore frais sur son siège passager. Parce qu'il s'est dit qu'au pire ça aiderait à détendre un peu l'atmosphère s'ils se retrouvaient justement tous les deux... A ne pas savoir quoi dire. Alors sans même vraiment attendre ni écouter sa réponse, il ouvre sa portière pour attraper le carton et le déposer sur l'herbe. Pas sur son capot, surtout pas, pour éviter une rayure malheureuse sur son bijou. Contrairement à l'autre fois où il avait choisi de prendre sa vieille Honda, aujourd'hui en sachant que la bagnole ne risquait rien en se rendant en pleine campagne, c'est la Ferrari qu'il a choisi. Véhicule bien plus en phase avec ce que l'on s'imagine d'un Rhiat. Sortant l'une des canettes, il l'ouvre et la lève à l'intention de Nero.
« Quoi de neuf ? »
Ouais, c'est nul. Mais faut bien commencer quelque part. Et pour l'instant Jager ne se sent pas suffisamment à l'aise pour engager la conversation dans quelque chose de plus concret.
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Il semble énervé, le petit Rhiat. Peut-être parce que je l’ai ghosté pendant tout ce temps, peut-être qu’il n’est pas autant un paillasson que je croyais. Mais au moins, il n’est pas venu les mains vides. Un haussement de sourcil à sa proposition, que j’accepte volontiers d’un hochement de tête. Oui, partager une bière serait une bonne idée. J’ai déjà bu avant de venir - une manière pour moi de calmer mes nerfs, et aussi calmer les crampes qui me prennent de temps en temps - mais je ne suis clairement pas assez plein pour être complètement bourré. Ca n’est pas arrivé depuis longtemps d’ailleurs, il faut croire que je suis plus habitué à l’alcool maintenant.
Jager récupère donc le pack de bières dans sa voiture, et les installe un peu plus loin à même le sol. C’est vrai qu’aujourd’hui il a sorti la Ferrari, comme s’il avait quelque chose à impressionner. A moins qu’il s’agisse simplement de sa voiture fétiche? Allez savoir. C’est déjà plus classe qu’une vieille Honda en tout cas. Pas que je m’y connaisse vraiment en voiture, n’ayant pas la fibre, mais je sais apprécier les belles choses. C’est pour cette raison que je suis avec lui, non? C’est aussi une belle chose, ce petit. Je devrais arrêter de l’appeler ainsi, c’est un géant après tout.
J’attrape volontiers la canette offerte, et m’installe sur l’herbe pour la boire tranquillement. J’apprécie l’instant, même si je ne suis pas spécialement rassuré d’être hors de chez moi, comme d’habitude. L’avantage, c’est que j’ai pu vérifier les alentours avant de me ramener. J’ai aussi Freja qui a “gentiment” accepté de servir d’éclaireur, et qui doit probablement être en train de chasser dans les bois non loin. Gentille petite chose que Jager n’a pas encore eu le plaisir de rencontrer. C’est ma faute, bien entendu; je ne veux pas le faire fuir, et elle n’aime généralement personne de ceux que je rencontre. Je me souviens d’une fois où elle avait tenté de dévorer le familier rongeur d’une conquête féminine…autant dire qu’après ça, je n’ai jamais revu la demoiselle. Ce qui n’était pas pour me déplaire, bien entendu. Je soupçonne d’ailleurs ma chère chouette d’avoir tenté cela pour m’aider à me sortir de cette situation, mais elle jurerait sur son lit de mort qu’elle ne m’a jamais aidé et n’en a jamais eu l’intention. Etrange relation que celle que j’entretiens avec cette bestiole, vraiment.
Je fixe Jager du regard à sa question. Sérieusement? Nous ne nous voyons pas pendant si longtemps, et c’est la première chose qu’il me demande? Soit. Je hausse les épaules, ne souhaitant pas lui divulguer toutes mes activités, et bois une gorgée d’alcool pour me donner du courage.
“J’étais occupé avec le travail. Tout n’est pas encore réglé, mais ils n’ont plus autant besoin de moi. Personne ne nous interrompra ce soir.”
J’ai fait comprendre à mon très cher frère que je ne voulais pas être dérangé, sous aucun prétexte, mis à part en cas d’urgence extrême. Les petites histoires familiales ne m’intéressent pas, pour une fois dans ma vie j’aimerais un peu de lest, du temps pour moi. Je tapote l’herbe à mes côtés, invitant Jager à s’y installer, et me force à lui sourire. Bon…ça doit être plus flippant qu’autre chose, mais c’est un début, n’est-ce pas?
“J’aurais voulu te voir plus tôt. Lorsque nous nous sommes quittés…j’ai cru comprendre que tu étais perturbé. Tu sembles toujours l'être autant, des semaines plus tard. T’aurais-je embrouillé l’esprit?”
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Ouais, le travail, c'est évident et ça ne le surprend pas plus que ça, Lucius.
« J'imagine que tu doit être occupé oui. »
Parce qu'il s'appelle Caelum. Que comme il lui a confié il y a trois semaines, c'est un statut en effet difficile à porter avec toutes les responsabilités liées à ce nom de famille, à sa place dans le coventus. Plafond de verre évident chez les Dohva, que Lu' ne comprend pas spécialement. Ce n'est pourtant pas le seul Coventus a privilégier les membres de sa famille, mais ça ne lui semble pas être un système équitable et juste. Sans doute parce que pour le Rhiat, la famille c'est un concept qui s'étend au-delà des liens du sang.
Bières dans les mains, il s'autorise à s'asseoir en compagnie de Nero dans l'herbe. Parce que c'est effectivement un peu bizarre qu'il reste debout à côté de lui, qui d'ordinaire même en ayant les pieds par terre n'est pas... Quelqu'un que Lucius qualifierai de grand. C'est rare d'ailleurs qu'il en trouve d'autres des perches comme lui, encore plus rare qu'on le dépasse mais ça arrive et ça lui fait toujours plaisir de ne pas être le géant de la pièce, de voir qu'il y a plus grand.
« Oh tu sais, je crois que c'est mon état naturel d'être confus. »
Il a toujours été comme ça, Lucius, mais encore plus depuis le printemps. Du genre introspectif comme garçon.
« Je me pose plein de questions dans la vie, mais j'avoue que tu m'en a laissé beaucoup. »
Si l'Américain est à peu près certain qu'il s'agissait d'un date et qu'il n'avait juste pas compris les intentions de Nero, mal lu les signes extérieurs -qu'il n'a même pas relevé sur le moment- Jager a tout de même besoin de savoir et de poser la question. Gorgée de bière encore fraîche, en regardant le lac au loin pour ensuite reporter ses yeux sur le Dohva.
« J'étais pas au courant, que c'était un date. Je vais être honnête avec toi, avant que tu fasses un pas vers moi, je me suis jamais posé de questions sur ce que j'aimais. Chez Rhiat aussi étrange que ça en a l'air, on est assez ouverts au final. Je sais que de l'extérieur ça en a pas l'air, parce que les bagnoles c'est un truc de beauf. On est des beauf en général, mais y a pas vraiment de mépris pour la sexualité ou le genre des gens dans notre Coventus. C'est juste que j'me pensais pas concerné par tout ça, j'ai suivi la norme sans jamais rien me demander. »
Ouais, on lui a expliqué pas mal de concepts quand il a débarqué ici. En ayant grandi dans un état du Sud conservateur des états unis, déjà, Lucius il n'avait aucune idée que les sexualités en dehors de l'hétérosexualité c'était quelque chose de plutôt courant finalement. Il n'avait aucune idée non plus du concept de genre, dans son sens large, pensait que c'était forcément il ou elle, n'avait aucune idée qu'on pouvait changer, être tout à la fois ou encore rien du tout. Finalement ça lui semble pas si déconnant, à lui qui aime voir les gens dans tout ce qui fait qu'ils et elles sont uniques. Des individus à part entière. Lui ne s'sent toujours pas concerné, à l'aise dans ses claquettes en tant que mec. Mais avec le coup du fils Caelum, il commence à se demander s'il est vraiment hétéro ou non.
« Peut-être que c'est maladroit mais j'ai pas les mots. C'est juste que j'ai jamais essayé alors je peux pas savoir si j'aime ça ou pas, même si à première vue, le plat me fait pas spécialement envie quand je l'ai sous le nez. Mais c'est comme la fois ou j'ai goûté les huitres par curiosité, ça me semblait trop bizarre de manger un truc cru et visqueux mais en fait c'était une bonne surprise, tu vois ce que je veux dire ? »
Lucius qui compare Nero à une huitre, c'est pas la métaphore la plus sexy qu'on ait entendue sur l'orientation sexuelle dans cette dernière décennie.
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