RP - If you're looking for trouble, you came to the right place.

Le silence suivi de l’accord du Paon surprit quelque peu Emrys. Peu de batailles s’étaient gagnées aussi efficacement, mais crier victoire ne servirait à rien : il n’y avait aucun vainqueur dans un même Coventus, uniquement des pas vers l’autre plus ou moins grands. Celui de Shigure était celui d’un géant.
Avalant une nouvelle gorgée de café, il attendit patiemment d’entendre à nouveau son leader. Il prenait son temps pour lire attentivement la liste des livres proposés et cela ne servirait à rien de le brusquer ou de prendre l’ascendance sur la discussion. Le Gourra avait fait ce qu’il devait faire, à lui maintenant de réaliser un geste envers le Paon en lui laissant l’espace nécessaire à la réflexion.

- Oui, ces deux livres me semblent être des choix judicieux.

Validation des propositions du quadragénaire accompagné d’un hochement de tête, Emrys feuilletait au même moment le dossier apporté par ce dernier. Quelques propositions le firent tiquer, mais il n’en dit rien, avant de reporter son attention sur la question de Shigure. Choisir un seul ouvrage lui était difficile mais il savait déjà quoi répondre.

- J’y ajouterai le livre de Mycroft Pellym, “Coventus : rôles, enjeux et choix délibéré”. Il sera la continuité idéale après l’Histoire des Divins. Et peut-être…

Il posa sa tasse sur le bureau, sortant l’un des feuillets du dossier du Paon.

- “Chants des orages” d’Ayélé Boateng que vous avez noté ici. Un livre excellent pour apporter davantage de nous dans ce don et inviter les jeunes dans une chasse aux éclairs qui leur démontrera la puissance d’Amjhir.

Car c’était bien une chose que le Gourra avait toujours trouvé impressionnante : les orages et tout ce qu’ils leur apportaient lorsque leurs cordes vocales vibraient au rythme des impacts. Si la passion des livres anciens pouvait laisser en bouche un goût de poussière et d'archaïsme chez certain·es, les orages, eux, dévoilaient la personnalité éloquente et redoutable de leur divin. Rien de mieux qu’un spectacle électrique pour éveiller une vocation.

- Je suis un brin curieux aujourd’hui, mais… que vous rappelez-vous de votre premier orage Shigure ?

Lui aussi avait-il eu l’impression que son coeur se fendait en deux, écartelé par des désirs contraires et ô combien dangereux ?

Non, certainement pas.

Un livre accepté, un autre en lecture : cela convenait à Emrys qui se doutait bien que les écrits de Pellym ne devaient pas être du goût de Shigure. Le Gourra se nota dans un coin de tête de le lui livrer personnellement : ainsi, aucune raison que le Paon oublie de le lire !
Quant aux souvenirs… Emrys ne s’était pas attendu à tant de confidences de la part de son leader et les écouta avec un grand intérêt. Son respect des livres et des histoires qu’ils contenaient s’était élargi aux personnes et, sans être trop curieux, Emrys trouvait toujours agréable de tendre l’oreille quand on décidait de se confier à lui. Histoires personnelles, humeurs, difficultés, le Gourra faisait parti de celleux qui offraient son épaule pour des confidences, sans pour autant aider à les résoudre. Juste être là, avec intérêt et respect, sans jamais brusquer ou demander davantage. Mais si on l’avait informé que cela arriverait avec le Paon lui-même, il aurait eu un demi-sourire, un brin moqueur, mais surtout, décontenancé.
Ainsi, le Gourra ne put s’empêcher de s’imaginer un Shigure enfant, le regard rivé sur le ciel hurlant, la main dans le creux de celle de sa mère. Était-ce une relation harmonieuse et agréable ? Ou teintée d’une pression familiale ? Être au centre de deux Coventus ne devait pas être simple malgré la personnalité… flamboyante du Paon. À moins que ce ne soit qu’une nouveauté apparue à l’adolescence ? Heureusement pour lui que le choix n’avait pas eu à se faire entre Amjhir et Dohva. À moins que…Son ressenti envers le dernier aurait peut-être été bien différent si cela avait été le cas.

- Je n’ai pas encore eu la possibilité de m’y rendre, mais peut-être qu’un livre m’y appellera un jour. Je n’hésiterai à vous demander quelques recommandations pour visiter avec un oeil plus aguerri. Mais j’espère juste éviter les typhons !

Il eut un léger rire. Il n’avait déjà pas grand chose de l’aventurier à lunettes qu’on accolait à son rôle alors l’imaginer en découdre avec des évènements météorologiques autre que les éclairs et orages… C’en était presque une bonne blague à se raconter autour d’un verre d’ichor.

Quant à ce qu’il se souvenait de ses propres orages…

- Des souvenirs douloureux. Et effrayants. Je n’ai pas bien vécu mes premiers orages, au grand dam de mes parents. Je me souviens particulièrement d’un où…

Il se gratta le sourcil, l’air un peu ailleurs.

- Mon père m’a laissé seul en pleine prairie, alors que les éclairs tapissaient le ciel et le tonnerre écrasait mes pleurs. J’avais 5 ou 6 ans je crois. Puis… je me suis calmé et je suis resté à regarder l’orage jusqu’à sa fin, sans une larme, sans un cri. Juste… étonné qu’il ne me fasse rien. Qu’il semblait même vouloir me protéger.

Il omettait volontairement une information, celle de l’arrivée de sa marraine, qui n’avait pas accepté de le laisser seul. Elle l’avait calmée. Elle lui avait raconté l’histoire d’Amjhir et de Dohva. Elle en avait une vision bien différente de l’officielle, la haine entre adelphe reléguée au second plan pour favoriser les liens qui les unissaient. Foudre, Vent, Orage, Tempête. Rien ne pourrait blesser le petit Emrys tant que les deux seraient ensemble. Tant que leur famille resterait unie.

- En nous écoutant, je me dis que ce serait un excellent exercice à proposer au Coventus. Une façon de… se rappeler pourquoi nous l’avons choisi et pourquoi nous sommes là aujourd’hui. Le lien à notre Divin est maintenu par nos actes dans le présent, mais… il est né dans notre passé, dans nos premiers orages, quel que soit ce qui en est ressorti. Un cercle de parole pendant les Grâces Littéraires ? Ou lors de la fête des Orages peut-être. Ce serait aussi un bon moyen d'évoquer l'art de la brontomancie aux plus jeunes, comme l'a fait votre mère au même âge.

Peut-être dépassait-il ses obligations. Dans ce cas-là, Shigure ne se lui manquerait pas de les lui rappeler, mais s’il y avait bien une chose qu’Emrys avait apprise au cours de sa carrière, c’était qu’une idée mettant en avant le lien au Divin devait rarement être gardée secrète. Encore moins en ces temps compliqués.

Si son père n’avait eu que de mauvaises idées. Si seulement elles n’en étaient restées qu’à ce stade embryonnaire, ne dépassant jamais les frontières de son esprit. Mais non, le patriarche Lockhart était de celleux qui appréciaient se mettre en mouvement et emporter avec lui toute sa famille. Le Gourra se souvenait encore à la perfection de ces moments où rien ne comptait davantage que le contrôle de la fulgurokinésie et les prières à leur divin. Pas même les paupières lourdes de de son enfant ou ses doigts tremblants d’angoisse. S’ils se voyaient encore souvent, Emrys préparait ses visites avec soin, pour montrer bien plus de détachement qu’il en ressentait réellement. Moments de vie et de voyage racontés, rencontres évoquées, ton employé, temps passé, tout était scrupuleusement respecté pour ne jamais laisser ses parents s’engouffrer là où il ne voulait pas les voir. Car si son père était connu pour parler le plus fort, sa mère n’en était pas en reste, mais était-ce nécessaire d’en parler au Paon ? Non.

Hochant de la tête face à la remarque de ce dernier sur les nombreux évènements déjà organisés lors des Grâces Littéraires, Emrys ne put retenir un doux sourire quand il évoqua la place du Paradisier. Quelle idée !

- Je n’avais déjà pas assez d’ambition pour devenir Gourra à la base. Alors héritier du Coventus, très peu pour moi. Mais je suis touché que vous appréciiez ces propositions.

Il n’y avait pas une once de sarcasme dans sa voix, comme souvent, et savoir que ce moment avec Shigure se passait relativement bien le rassura : si ses idées n’étaient pas tout le temps alignés avec celles officielles du Coventus, elles semblaient finalement pouvoir se lier à celles du Paon et prendre des formes plus utiles qu’à l’origine. Une victoire pour le Gourra mais surtout pour leur Coventus bien aimé.

- Est-ce trop indiscret de vous demander ce qui fait un bon Paradisier à vos yeux ? Je sais que… la perte de Xalapha a été compliquée pour beaucoup d’entre nous, vous en premier.

Savin Xalapha, devenu Caelum il y a bien des années (mais Shigure préférerait surement l’usage de son ancien nom). Un moment du Coventus que beaucoup auraient surement apprécié mettre sous silence, mais qui resterait à jamais gravé dans l’Histoire des fulgurokinésistes.

- Et l’actuel héritier ne semble pas vous convenir totalement, mais je ne suis pas certain de comprendre pourquoi.

En plus de 10 ans, Shigure n’avait-il pas pu le modeler à sa guise ? C’en était presque soupçonneux de se dire que l’héritier du Coventus, après tant d’années au côté du Paon, n’arrivait toujours pas à obtenir son approbation.

Toujours aussi attentif, Emrys se tapota les lèvres de l’index : les explications de Shigure étaient compréhensibles et le Paon semblait avoir gardé un certain ressenti envers cette affaire, en plus de celui contre le Paradisier. La requête de Dohva rajouté au peu de temps qu’on lui avait laissé pour choisir son futur successeur n’avait fait que rendre toxique le terreau de leur relation. Comment s’habituer à quelqu’un quand iel n’est pas la personne choisie et que cette dernière n’était même pas partie de son plein gré ? Emrys avait beau apprécier le Coventus de Dohva, il était resté surpris face à leur demande, intrigué aussi de sa teneur : à part déstabiliser Amjhir, en quoi obtenir leur ancien Paradisier avait pu les intéresser ? Et surtout, comment Savin avait-il pu changer de divin après une telle épreuve ? Le Gourra n’avait jamais posé la question, n’ayant pas été en contact avec l’intéressé·e. Finalement, plus que les mésententes entre les Coventus, c’était bien de l’ancien Amjhir dont il s’était inquiété.

- Il aurait été possible d’attendre que quelqu’un de plus… adéquat se présente à vous, non ? Du moins, j’ai conscience qu’il est important que chaque place soit occupée pour l’équilibre d’un Coventus, mais dans une telle situation, on aurait dû vous laisser plus de temps.

Emrys prenait-il la défense du Paon ? Oui. Shigure avait peut-être atteint ce poste d’une façon que le Gourra abhorrait, mais à l’époque, la décence aurait été de lui donner le temps nécessaire pour choisir un·e héritier·e en qui il avait entièrement confiance. Par respect pour lui, pour Savin et pour le Coventus entier.

-Quitte à assurer votre protection pendant cette période de réflexion en cas de tentative de… je ne sais quoi

Assassinat, mutinerie ou autre maladie qui auraient rendu le rôle de Paon vacant. Pas qu’un remplacement aurait dérangé Emrys (quoi que, l’assassinat n’aurait clairement pas redoré la réputation de colériques qu’iels se trainaient), mais si lui avait eu son mot à dire, il aurait proposé l’attente et le poste de Paradisier vacant. Pas un choix à la va-vite qui restait encore en tête dix ans après.

- Mais bon, nous n’allons pas refaire le passé et puis, je ne suis qu’un chercheur. Je n’ai pas les compétences stratégiques qu’un tel changement requiert. Et je suis sûr que notre Paradisier saura un jour comprendre l’ampleur de son rôle. En attendant, secondons-le en faisant ce que nous faisons aujourd’hui : avoir une vue d’ensemble, au moins sur l’éducation. Ce qui me fait penser qu’un texte sur la hiérarchie de notre coventus, les savoirs nécessaires pour chaque rôle et leur importance pour notre équilibre pourrait être intéressant. Je suis sûr que certains de nos enfants n’ont aucune idée de l’importance d’être geai par exemple !

Un poste aussi discret que celui de Gourra mais qui exigeait un rapport au public bien plus important. Ce qu’Emrys aurai été incapable de faire, malgré un charisme bien présent.